Août 2018

Alcina

Il passait cet après-midi-là devant le théâtre de la M…

Il passait cet après-midi-là devant le théâtre de la M… Il montait ses nobles marches sous les colonnades blanches et lisses. Il s’étonnait de le trouver ouvert et en franchissait le seuil. Il y trouvait quelques visages connus qui lui proposèrent de l’accompagner au spectacle, un billet s’étant libéré par l’absence d’un ami. Il s’assit confortablement au deuxième balcon et l’ouverture se fit entendre. De belles phrases larges alternaient avec des motifs rythmiques plus vifs, le rideau se leva sur un décor emprunté à un théâtre royal de l’époque baroque, avec ses toiles peintes, ses frises, ses rues, théâtre pour lequel ce type d’opéra fut écrit sur mesure. La reconstitution était parfaite, les lumières évoquaient la chaleur basse de l’éclairage des lampes à huile, les costumes laissaient penser qu’on pouvait se trouver dans des tableaux d’un grand maître français originaire du nord. Il y avait là une harmonie étrange, car totalement empruntée. L’italien des chanteurs était celui qu’on entend sur tous les enregistrements, les voix étaient parfaitement lisses, les mouvements très accordés par un chorégraphe connaissant probablement tous les balancés de bras et de mains que nécessitaient le genre. Mais dans quel monde était-il ? La classe moyenne d’une capitale européenne venait se repaître de tragédies inventées pour une aristocratie décadente, et sur la scène, la mascarade était presque parfaite… à part qu’elle était sans grâce, empruntée dans des gestes lourds, engluée dans des banalités plus proches de la rhétorique des séries télévisées que de l’expression profonde de sentiments, un style musical se voulant authentique mais ne se dégageant jamais d’un maniérisme fatigué. Avec la distance il voyait un spectacle de marionnettes lourd et sans beauté.

 

Il se disait que la magie, celle que les humains cherchent tous à atteindre, autant dans leurs vies que sur leurs scènes, était bien autre chose qu’une science, qu’arriver à dépasser l’ennui qui guette tous les jours demandait bien du travail de détail, de la patience et une grande dose de témérité. Il se disait enfin que cela ne dépendait pas de l’argent qu’on y mettait (au théâtre comme dans la vie) et qu’il valait souvent mieux faire à l’économie. Peut-être alors, cette magie du temps retrouvé pouvait-elle émerger des pauvres existences et de leurs hasardeuses pratiques de saltimbanques… Il avait quitté le théâtre au premier entracte, avait repris son manteau au vestiaire des mains d’une dame qu’il avait connue il y a bien longtemps, croisé le regard d’un monsieur qui ne lui était pas inconnu, mais ils n’osèrent pas se dire qu’ils avaient tellement changé l’un et l’autre…

 

Il s’était consolé de cet après-midi au goût amer en feuilletant, rentrant dans sa chambre, un petit fascicule déposé sur une table : Sur le théâtre de marionnettes de Heinrich von Kleist et il y avait trouvé ces quelques phrases : « Il ajouta que ce geste était d’une simplicité élémentaire : chaque fois que le centre de gravité est mis en mouvement en ligne droite, les membres décrivent des courbes. Celle ligne reste très mystérieuse. Car elle n’est rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur ; et il était presque persuadé qu’elle ne pouvait être reproduite que par l’acte du machiniste de se projeter dans l’axe de gravité de la marionnette, ce qui signifie, en d’autres termes, par l’acte de danser. »

 

Il faut préciser que ses logeurs formaient un charmant couple de marionnettistes. Dans la maison à côté de celle de ces deux saltimbanques vivait une femme mystérieuse. Elle sortait rarement de son domaine d’au moins deux étages, tout recouvert de lierre. On l’apercevait plutôt dans son petit jardinet à l’arrière, et il pouvait alors l’observer depuis sa fenêtre du dernier étage de la maison voisine. Elle venait arroser les fleurs de son jardin extrêmement soigné et souvent s’asseoir sur une méridienne pour lire. Au soleil. Ou à l’ombre. Ce qui était remarquable c’était qu’elle parlait souvent à quelqu’un à l’intérieur de la maison et qu’on ne voyait jamais personne. Elle était très belle. Allongée au dessous de lui il pouvait voir ses formes fermes et harmonieuses, des jambes longues gainées dans des pantalons seyants, un buste haut et rond se dessinant dans des chemisiers colorés et vaporeux. Elle le charmait, entourée seulement d’une cour de chats langoureux comme des princes.

 

Un jour, elle sortait de sa maison alors qu’il tournait la clef dans la serrure pour rentrer chez lui. Il feignit lui aussi de sortir et remit sa clef dans sa poche. Un sourire fut leur manière de faire connaissance. Elle était vraiment très belle, un visage parfaitement ovale avec deux pommettes qui renforçaient l’ensemble de ses traits, de grands yeux bleu sombre et une bouche charnue et souriante. Elle l’aborda. Vous êtes le nouveau voisin du deuxième étage ? Comment le savait-elle ? Soyez le bienvenu dans le quartier. Et ils se mirent à marcher sans poser de questions mais en bavardant comme deux voisins qui se rencontrent tous les jours et font un bout de chemin ensemble. Elle vivait seule avec ses chats, disait-elle. Aucune allusion à la personne à laquelle il l’entendait s’adresser depuis son jardin à l’intérieur. Et elle passait ses journées à lire. Elle était passionnée d’astronomie et veillait tard la nuit pour observer les astres. Il s’expliquait mieux cette lueur blême venue d’une pièce du premier étage et qui persistait toute la nuit, lorsqu’il venait fumer à la fenêtre de sa chambre. Elle terminait une thèse sur le mouvement de Saturne autour de Mars et cela l’occupait tant qu’elle en oubliait presque de sortir pour acheter de quoi se nourrir. Elle s’en voulait d’oublier ainsi les exigences de la vie quotidienne. Il lui parlait à son tour de son travail, de ses propres recherches dans un domaine de l’art du mouvement et de la fascination des romantiques allemands pour la comédie italienne. Elle s’intéressait à la façon dont les romantiques allemands avaient été les derniers à tenter de faire une synthèse entre science et art. Elle le quittât un peu abruptement en lui proposant de venir continuer cette conversation chez elle le lendemain à l’heure de l’apéritif. Il était fou de joie. Voilà qu’il était amoureux d’une astronome.

 

Il n’en dormit pas de la nuit, faisant des allers-retours à la fenêtre de sa chambre pour identifier la lueur pâle de la lunette astronomique. Il n’en décela rien, mais continua d’entendre un échange de voix continu. Impossible pourtant d’identifier la seconde voix : masculine, féminine, enfantine, adulte ? On conversait chez la belle dame, mais avec une voix d’ailleurs.

 

Le lendemain, il se leva, passa du temps à se raser de près, choisit longuement ses vêtements, chemise, pantalon, chaussettes, veste, posa tout cela sur son lit pour s’assurer que cela irait ensemble. Et une fois le pantin composé, il l’observa. Le carreau des chaussettes lui déplut, il en choisit de plus neutres, la couleur du pullover était trop vive, grège plutôt que beige. Et les chaussures noires contrastaient trop avec la couleur prune du pantalon. Il se décida pour des bottines marron.

 

Il était prêt, mais deux heures trop tôt. Il se déshabilla, reforma le pantin sur le lit et alla s’allonger pour rêver sur le canapé. Il revit leur échange de regards de la veille. Il revit combien ils s’étaient longuement contemplés, immobilisés dans cette capture. Et là-dessus, il s’assoupit, les jambes croisées sur l’accoudoir du canapé. Lorsqu’il se réveilla il était temps de se préparer définitivement. Il désarticula le pantin du lit pour s’habiller, prit ses clefs en vitesse et descendit.

 

Avant qu’il ait eu le temps de sonner la porte s’ouvrit comme s’il avait été attendu. Et son sourire fut là, ravissant. Je m’appelle Alcine. Soyez le bienvenu. Entrez. Un long couloir desservait des pièces de part et d’autre, probablement une cuisine, une chambre lumineuse dans laquelle trônait un lit étroit mais long et une armoire, plus loin une salle de bain, et puis il fallait bifurquer devant un escalier pour continuer à pénétrer le domaine de la belle Alcine. Il sentait ses pas derrière lui, et son odeur, une odeur légèrement âcre, comme poussiéreuse, de violette et de musc. Avancez jusqu’au salon. A droite se trouvait une belle salle à manger rutilante, à gauche une pièce avec à la fenêtre une lunette astronomique. Enfin, devant lui s’ouvrait une petite pièce avec une terrasse de verre donnant sur le minuscule jardin. Ils s’assirent face à face. Il était assis juste au point qu’il avait pu observer depuis sa propre fenêtre. Elle voulait savoir en quoi consistait son travail de recherche du moment, il lui dit qu’il travaillait sur l’opéra baroque à Venise. Mais il ne savait pas très bien à quoi allait lui servir ses recherches. Et de toute façon il parlait machinalement sans penser à ce qu’il disait, juste occupé à regarder ses propres gestes empruntés d’automate face à elle. Il était tout à la manger du regard, à boire ses paroles. Alcine. Puis ils se turent. Ni l’un ni l’autre n’osait parler. Il y avait le miaulement d’un chat à l’autre bout du couloir qui semblait vouloir rompre leur silence, mais c’était tout. Ni l’un ni l’autre ne semblait avoir envie de parler. Ils se figèrent dans le silence, un silence onctueux et doux. Leur yeux se croisèrent, mais sans sourire. On se regardait. Elle se leva pour aller chercher une bouteille de vin de Bordeaux déjà ouverte. Elle servit deux verres et ils burent en silence. Pour ne pas avoir à la fixer tout le temps son regard voyagea dans la pièce, sur les murs. Il y avait beaucoup de photos, exclusivement de visages masculins adultes. Il n’osait pas demander qui ils étaient, et pourtant il aurait tellement voulu poser la question. Elle se rassit en face de lui et ils burent le vin en silence. Rien n’empêchait qu’ils se parlent et pourtant ils retenaient leurs questions, pour plus tard peut-être. La lumière sur le parquet s’était déplacée, un nuage passait, sur son visage il voyait le rayon du soleil pâlir. Elle continuait de le regarder sans siller des yeux. Il s’efforçait de faire de même. Le miaulement s’était rapproché et un chat venait se faufiler entre ses jambes. Une horloge sonna l’heure mais il ne sut déchiffrer laquelle. Il était comme hypnotisé, en suspens, assis dans un grand fauteuil inconnu. Il étendit ses jambes. Elle fit de même.

 

Il commençait à la voir trouble, surtout ses yeux, qui avaient presque changé de couleur, de noirs devenus bruns. Mais la place de ses cils aussi semblait se déplacer. Elle buvait lentement son vin et ne semblait rien vouloir dire, rien ressentir, elle était comme vide. Et pourtant sa chair s’approfondissait dans une sorte de mollesse. Elle n’en était que plus désirable. Mais ni l’un ni l’autre ne bougeait. Cette douce et lente dévoration par le regard leur suffisait. Il sentit les larmes lui monter aux yeux, à la hauteur de ses joues, et elles se mirent à couler, couler, jusqu’à ce que sa chemise fût humide. En face aussi, la vue s’était brouillée, et chez elle le rimmel venait colorer le flux continu de gris sombre. Ils ne bougeaient pas, n’éprouvaient pas le désir de s’essuyer le visage, de prendre un mouchoir dans une poche ou un corsage. Il sentait ses paupières papillonner, ne pouvait les retenir. Et il s’endormit.

 

Une sensation d’humidité en haut de la cuisse droite le réveilla. Une grosse tache de vin venait mouiller son pantalon. Merde. Il s’était endormi avec son verre à la main et celui-ci s’était renversé. Il gisait entre ses jambes. Il leva son regard. Honteux. Mais en lieu et place de la belle dame se trouvait une personne très âgée, adipeuse, qui lui demanda ce qu’il faisait là. Il reconnut l’autre voix entendue de chez lui. Il s’effraya et se leva. Le verre se brisa, il courut dans le couloir, ouvrit la porte, dévala l’escalier et se retrouva dans la rue. Le temps de chercher ses clefs dans la poche de son veston, on avait remarqué la grande tache rouge sur sa cuisse droite, on s’arrêtait pour lui demander s’il allait bien, s’il avait besoin de secours. C’est qu’un peu de vin très rouge coulait de sa bouche et qu’on l’avait cru blessé. Il rassura, mit la clef dans la serrure, tourna la poignée et se trouva enfin seul dans le couloir. C’était trop pour lui. Il ne savait que faire, monter quatre à quatre l’escalier pour aller se réfugier dans son appartement, demander de l’aide à sa logeuse ? Il n’eut pas le temps de se décider, la porte de l’atelier de sa logeuse s’ouvrit. Elle tenait dans une main une grande marionnette à fil, dans l’autre un petit pinceau. Puis-je vous aider ? Vous avez l’air bien encombré. Entrez donc un moment, je vous préparerai un thé. Au bout des doigts de sa main gauche pendait une sorte de monstre de carton, figure de méduse à corps de serpent. Qui semblait lui faire la grimace. Il la fixa un instant et s’encourut dans l’escalier.

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