
2016
Götz Von Berlichingen
Goethe
Jagsthausen Festspiele
Je découvre combien le tout jeune Goethe va inspirer les jeunes écrivains français, au premier chef desquels Victor Hugo et Alexandre Dumas : je pars du principe que « Les 3 mousquetaires » viennent directement du héros goethéen.
- Décor : Rudy Sabounghi
- Dramaturgie : Silvia Berutti-Ronelt & Jean-Claude Berutti
- Combats : Rainer Wolke
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Distribution : Kristopher Krieg, Mathieu Carrière, Andreas Lüdcke, Charles Morillon, Johan Richter, Frank Jordan, Stefan & Angelina Kamp
UN CHŒUR POUR UN CŒUR
(Le titre que je désire donner à ma petite intervention est malheureusement intraduisible en allemand. En français, bien que l’orthographe des mots « chœur » et « cœur » soit dissemblable, ils se prononcent de la même manière. Je vous laisse donc apprécier le sens double de ces deux mots. Un chœur qui bat au cœur de l’Europe ?)
L’Empereur du Saint Empire ne siège plus à la Diète de Augsbourg, le pouvoir central européen est devenu anonyme et se trouve à Bruxelles. Les régions de l’empire d’alors ne sont plus en guerre entre elles mais le gouvernement européen d’aujourd’hui continue de jouer avec l’idée de la colonisation des plus pauvres d’entres elles comme l’empereur du saint Empire désirait soumettre l’Allemagne du sud aux mains de fiers chevaliers comme Götz. Les distances sont plus grandes à parcourir aujourd’hui entre un pouvoir central et les marches de l’empire européen, mais les moyens de communication et de revendication plus rapides. Ce qu’on appelait alors la Cour a été remplacé par une administration omniprésente, ainsi gouvernements régionaux sont parfaitement contrôlés et citoyens sont rappelés à l’ordre à la moindre révolte comme dans le monde féodal les cours vassales servaient de police impériale.
Oui, la vie politique a bien changé depuis l’époque de Goethe ! De la même façon que le poète regardait en arrière pour rêver une Allemagne qui n’existait pas encore en tant que nation au cœur d’une Europe qu’il ne pouvait qu’espérer unie et prospère, de même nous regardons en arrière le chef d’œuvre de jeunesse de Goethe et nous y voyons comme dans un miroir ce que nous sommes devenus… Que sont devenus les idées fondées dans l’immédiat après-guerre au nom des valeurs démocratiques nouvellement réévaluées après les sombres années de terreur nazi dans nos deux pays ? Comment pouvons-nous décliner aujourd’hui les idéaux de la révolution française que Goethe semblait anticiper en 1771 : Liberté, Egalité, Fraternité ?
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Mais les choses ont-elles au fond beaucoup changé depuis le dernier tiers du dix-huitième siècle ? La realpolitik n’est-elle pas toujours semblable, ne répond-t-elle pas toujours aux mêmes règles édictées voici bien longtemps par Machiavel dans son « Prince », règles que le jeune Goethe connaissait parfaitement? L’idéal aujourd’hui n’est-il pas le même que celui du héros incontrôlable de Goethe ? Peut-être notre idéal est-il juste un peu plus fatigué, rassis, par les guerres économiques qui se livrent au dessus de nous et à nos dépens… Götz est violent, peu stratégique, mais merveilleusement tactique, inattendu, mais formidable lutteur, grand buveur coléreux mais généreux, c’est un héros « sale » et c’est ce que nous aimons en lui… Il nous rappellerait presque certain ministre venant de la plus vieille démocratie d’Europe et se battant aujourd’hui comme un beau diable contre une administration européenne intransigeante sur ses règles mais corrompue sur ses principes…
Et Adelheid von Walldorf ne serait-elle pas la production idéale d’une politique du faux fuyant, de l’esquive et de la tromperie, au service d’un pouvoir central qui n’arrive plus ni à nourrir, ni à faire rêver ni à défendre ses citoyens ?
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La violence de notre monde est peut-être juste moins visible que celle que subissait les populations d’Allemagne du Sud au moment de la guerre des paysans pendant laquelle Goethe situe sa pièce ? Dans l’épopée de Götz la violence du pouvoir central trouve ouvertement un écho dans la brutalité de la révolte paysanne… Cela n’est pas sans nous rappeler la violence de l’entreprise néo-libérale et les réactions autant suicidaires que brutales de la masse d’employés maltraités et traités comme des marchandises. C’est ainsi que j’ai imaginé qu’un chœur d’européens d’aujourd’hui pourrait mimer et jouer « L’histoire de Gottfried von Berlichingen à la main de fer, mise en drame »… Il m’a semblé qu’on ne pouvait pas s’économiser une réflexion sur les grands phénomènes de la politique contemporaines que Goethe semble avoir anticipés, dans un temps, faut-il le rappeler où le théâtre européen est presque uniquement de cour et où le public se repaît principalement de comédies insipide. Et voilà que Goethe arrive à peine adulte avec sa tragédie de l’histoire allemande, écrite presque d’un trait, plus tard à peine retouchée, ouvrant la porte à Schiller et à Kleist ensuite, à tout un peuple que le théâtre d’alors ne connaissait pas.
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Un peuple européen d’aujourd’hui, donc, qui racontera dans la cour du château de Jagtshausen (au cœur du château de Götz j’aimerais dire) l’histoire très ancienne et très tourmentée d’un peuple qui se cherche encore un nom et un pays. Un chœur d’européen d’aujourd’hui qui racontera l’histoire d’un peuple très ancien dont la naissance et le passage à l’âge adulte connaitront toutes les cruautés, les convulsions et les outrances possibles, un peuple tel que les grecs le définissaient par « l’hubris tragique », celui d’excès de sang et de guerre. Ce peuple a bien changé, il est même devenu un des plus policés d’Europe, voire le plus sensible aux vertus de démocratie et d’accueil. Voilà qui fait la grande différence avec la populace et ses chefs, tels que Goethe présente les fondateurs de sa propre nation.
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Mais surtout, ce qui fonde la différence principale entre notre époque et celle à laquelle Goethe cherche à analyser les phénomènes de l’histoire de son pays en particulier et de l’Europe en général, c’est que le pouvoir de droit divin a définitivement perdu tout prestige . Götz ne pourrait plus crier aujourd’hui depuis les fenêtres de son château de Jagtshausen à l’envoyé du capitaine qui lui demande de se rendre : « Me rendre ! A merci ou à disgrâce ! Suis-je un brigand ! Dis à ton capitaine : j’ai toujours pour sa Majesté Impériale tout le respect que je Lui dois. Mais à lui, dis-lui qu’il peut me lécher le cul ! ». A moins de penser que la nouvelle divinité, celle des banques, ait pris la place de sa Majesté l’empereur… Heureusement nous n’en sommes pas encore là dans notre perception du monde de la finance. Et nous croyons que si Götz devait aujourd’hui se faire lécher le cul ce serait par un couple d’un nouveau genre : celui que forment une chancelière et un président !